Interview de Jean-François Bory* - 1976

Pourquoi la plupart de tes objets sont tricotés ?

A sept ans, je tricotais comme ma mère, sans lâcher mes aiguilles. Après nos jeux de garçons, comme elle aimait le dire, elle nous asseyait près d’elle ma sœur et moi et nous initiait au point mousse. C’était le moment où elle critiquait nos genoux écorchés, nos cheveux emmêlés, nos culottes sales. C’était aussi les « vous verrez plus tard quand vous aurez des enfants », « les femmes c’est fait pour souffrir ». Mais c’était aussi le temps de nous parler, de rêver, de caresser la laine et choisir sa couleur, le temps d’être douces et le temps des histoires. Pendant ces instants-là, nous apprenions notre vie quotidienne. Bien plus tard, j’ai pu constater que la plupart des hommes étaient invalides dans cette quotidienneté. Alors tu vois, avec mon tricot, première « initiation » au monde féminin, je peux beaucoup raconter. Je peux raconter ma mère, me raconter et peut être raconter d’autres femmes.

 

Est-ce que tu te considères comme une créatrice ? Qu’est-ce pour toi la création ?

Quand mes objets sont apparus, le regard des autres s’est mis à briller, leurs bouches ont chuchoté « créatrice » alors c’est venu jusqu’à mes oreilles et j’ai adopté l’étiquette. Elle est lourde. La société te pressure 365 jours par an et çà depuis ta naissance, que ce soit une société de droite ou de gauche, on t’impose la ligne adéquate. Un des moyens de te sortir de cette morale dictée est l’art. La création a donc une fonction bien précise, très dure à assumer. Si tu veux créer, c’est contre vent et marée. Contre : ton patron qui te vole ton temps, tes collègues qui te prennent tes désirs, tes amis qui te prennent ton énergie, ta famille qui te colle aux fesses, ton mari, ou ce que tu veux, qui vole ton identité. Pour moi créer c’est échapper à tout moment à la moulinette.

 

Pourquoi tes objets font-ils partie du monde féminin ?

Comme je te l’ai dit plus haut, j’ai un héritage pesant, et ce n’est qu’en partant du monde des femmes que je peux m’exprimer. Enlève mes travaux de dame et je parle en dehors de moi, je me nie et je nie mes sœurs.

 

Est-ce que l’agrandissement des tes objets a un sens précis pour toi ?

C’est très certainement montrer pour dehors ce qui est presque invisible dedans, mais c’est aussi me libérer de l’emprise des mailles. Je ne veux plus enfermer quelqu’un dedans, que personne moi comprise, ne puisse plus s’emprisonner avec. Mes mailles s’élargissent, mes nœuds s’ouvrent. C’est en quelque sorte aussi me libérer du travail ménager en le faisant gigantesque, malgré lui, il bondit en dehors de la maison, en dehors de moi. Tricoter une éponge métallique d’un mètre de diamètre, pour récurer les casseroles, c’est me libérer d’elle et la faire reconnaître de force, dehors par les autres.

 

Quels sont tes rapports avec les militantes féministes ?

 Il n’y a pas les militantes et moi, il y a « nous » les « femmes ». Elles se battent , comme moi je me bats, peut –être d’une manière plus directe, moins individualiste que la mienne. Mais mon problème c’est que je n’arrive pas à encaisser le mot « militant ». Il ne faut pas aller loin pour y trouver, militaire, armée, marche ou pas, suivre ou être suivi. Ma phase militante (les groupes) est passée. Je veux apprendre à marcher seule.

 

Penses-tu qu’il existe une création spécifiquement féminine ?

Tant qu’il faudra tricoter (féminin) du laiton (masculin) et par là donner du féminin au masculin et du masculin au féminin, il y aura un art spécifiquement féminin. Je m’explique. Nous sommes nous les femmes, propulsées vers un monde d’hommes, à nous de trier et de prendre le meilleur, cela sans nous perdre. Dans l’avenir la femme est appelée à devenir plus vite que l’homme un être complet si elle sait garder son identité, elle sera féminin-masculin. L’homme ira beaucoup plus lentement. Les qualités féminines dévalorisées à l’extrême dans cette société phallocrate, ne prédisposent pas l’homme à adopter cette nouvelle sensibilité que je veux faire passer à travers mes objets. Je tiens bon, on ne me fera pas devenir comme un homme. Mon art est féminin, le montrer est masculin.

 

Tes œuvres doivent-elles quelque chose au féminisme post-68 ?

 Avec tout ce que je viens de dire, tu dois bien t’en douter ? Mai 68 a été pour moi le grand chambardement.  Toutes mes révoltes mal exprimées, mes malaises, mes névroses comme on dit, ont pu s’éclaircir. Ma rencontre avec d’autres femmes a été extraordinaire. Mon féminisme est sorti avec fureur et j’ai cassé du mec. C’était le bon temps. Mes objets ont commencé à exploser de moi au fur et à mesure de mes découvertes. Ma principale recherche actuelle, c’est de pouvoir accéder à la jouissance sans culpabilité. Jouissance qu’on a écrasée, ratatinée, cachée, enfouie, refoulée, enterrée en moi. Tu ne peux pas savoir comme c’est difficile.

 

T’insères-tu dans un courant artistique contemporain ?

Dans un courant contemporain, très certainement. Tu connais le mouvement de libération des femmes ? Dans un courant artistique contemporain, peut –être, sûrement, mais je ne le connais pas. Mon art vient trop de moi pour savoir s’il est dans un courant. Moi je dirais plutôt qu’il est dans un torrent, un torrent qui est composé de ce que je fais et de ce que font d’autres femmes. Peut-être qu’un jour les hommes et les femmes se rencontreront dans des courants communs et la « femme-Femme » et l’ »homme-Homme » auront je l’espère disparus.

 

* Jean-François Bory est un écrivain artiste né à Paris en 1938. Il se fera connaître dans le courant expérimental français des années 60. Il réalisa ses premières expositions de poésie visuelle en 1966 à Londres, Milan, Venise, et participera à la Biennale de Paris organisé par Jean-Clarence Lambert en 1967. Il participera aussi à un premier festival de poésie sonore, text und aktionsabend II, à la Kunsthalle de Berne en 1968, et plus tard aux manifestations du groupe Polyphonix, à Paris et à New-York. Il crée notamment la revue "L'Humidité" en 1970, s'ouvrant aux arts plastiques, dont figurera Raymonde Arcier.



Rencontre  Raymonde Arcier, Cathy Bernheim et Geneviève Fraisse le 16.03.2017 à la maison rouge.

« Entre création et subversion, l’invention féministe »

Active au sein du mouvement féministe dès ses débuts, Raymonde Arcier, employée de bureau et artiste autodidacte, réalise dès 1970 des œuvres monumentales en crochetant (la chainette) ou tricotant (au point mousse) laine, coton, charpie, ficelle, fil de métal plus ou moins gros, ainsi que des collages, qui sont utilisés lors de manifestations. Ayant obtenu une licence de sociologie à l’université de Vincennes tout en continuant ses activités professionnelles, Raymonde Arcier s’est consacrée par la suite à l’écriture et à divers travaux plastiques, qu'elle poursuit encore aujourd'hui.

Cathy Bernheim, écrivain, journaliste et activiste, est une des figures centrales du mouvement de libération des femmes en France. Elle fait partie du groupe de militantes qui déposa à l’Arc de Triomphe, le 26 août 1970, une gerbe « à la femme du soldat inconnu ». Depuis cet acte fondateur, elle a continué à agir pour la cause féministe. Cathy Bernheim a entre autres écrit Perturbation ma sœur (1983) qui fait le récit de la naissance du MLF ; elle est à l’initiative de la fête de la Liberté, égalité, sororité du 6 juin 2010 à la Flèche d’or, qui réclame de rebaptiser les Droits de l’homme par Droits des femmes et des hommes ; elle a également participé à la création du centre audiovisuel Simone de Beauvoir. 

Geneviève Fraisse est philosophe, directrice de recherche émérite (CNRS). Militante féministe au lendemain de mai 68, elle a publié de nombreux ouvrages relatifs à la généalogie de la pensée féministe ainsi qu'à la controverse sexe/genre d'un point de vue épistémologique et politique. Autrice notamment de La Sexuation du monde, Réflexions sur l’émancipation, (2016)



Herstory Raymonde Arcier. Mai 2019